Apollinaire : Zone, extrait de “Alcools”, 1913
C’est le poème d’ouverture du recueil, mais il parle du centre de Paris, ce qui en fait une ouverture paradoxale. (titre : zone, alors qu’il est question de la tour Eiffel,…).
On peut donc penser
qu’il reprend l’étymologie grecque “ceinture” : il fait à pied le
tour de la ville, mais aussi le tour de ses problèmes (interrogations sur lui
– même, son enfance, sa religion : réflexion sur les souffrances, sur
l’amour).
On est frappé par
l’apparence du poème : certains vers sont détachés, d’autres regroupés
en strophes ; il n’y a pas réellement de régularité. Ce sont des vers
libres (pas de mètres réguliers), les lois de la versification ne sont pas
respectées. Ces vers riment à peine : ils sont assonancés. Pas de
ponctuation.
Le poème n’est pas
complètement déroutant, mais apparaît quelquefois bizarre.
Dans un premier
temps, en quoi le poème est-il innovant pour 1913, puis comment Apollinaire
fait l’éloge du monde moderne.
I)
L’innovation poétique :
1.1) Une énonciation originale
-> repères
brouillés (de temps, de personne)
a)
Indice personnel “je”= poète (V15-V23)
b)
Indice personnel “tu” : christianisme personnifié et invoqué.
Dialogue fictif entre
le poète (“je”) et le christianisme, ainsi que le Pape.
Enonciation
personnelle complexe et propice aux ambiguïtés.
c) Indices temporels :
“Ce matin” est employé à la fois avec des verbes au présent (-> énonciation
immédiate), mais aussi avec un verbe au passé composé. On peut donc se
demander où sont situées les paroles du poète.
Tous les repères
sont brouillés, d’autant plus que la ponctuation est inexistante
-> décalage constant, effort de représentation de la part du
lecteur. Représentation de la réalité fragmentaire. A partir du vers 16, évocation
du rythme hebdomadaire et quotidien de la rue industrielle.
Ce matin / Le matin
-> précis ->
en général.
Mais innovation du poème
aussi dans l’écriture.
1.2) L’écriture
V3 :
S’adresse-t-il à lui-même ou à la tour Eiffel ?
Absence de rimes :
Apollinaire se contente d’assonances ou de rimes pauvres.
L’auteur use de
rythmes qui n’apparaissent pas classiques : vers libres, pas de mètres
particuliers, mais aussi vers plus longs (± 15 syllabes)
Vocabulaire : de
la poésie.
C’est lui le
premier à supprimer la ponctuation.
Vocabulaire
remarquable : nombreuses expressions familières, banales : “il y
a”, “prospectus”, …
-> risque de
mettre en péril la qualité poétique du texte.
Ce vocabulaire est
introduit dans la poésie, car elle fait l’éloge du quotidien, de la vie
moderne.
II) L’éloge du quotidien, de la modernité
2.1) Le monde nouveau, opposé au “monde ancien”, à “l’antiquité” : dès le premier vers, le poète fait l’éloge du changement, de la modernité.
Monde des dernières
innovations techniques (aviation, V6), alors que “automobiles” sont qualifiées
d’anciennes.
Apollinaire : lancement de
l’“art nouveau” : incitation envers les écrivains, les poètes à écrire
sur les nouveautés (Cendrars, …)-> innovations les plus récentes.
“Kodak”
Sont laissées de côté
l’inspiration grecque et latine.
Ensuite, éloge de la
vie quotidienne d’une “rue industrielle”.
A partir du V11, il
évoque la rue, ainsi que tout ce qui se lit dans la rue, énumération
(prospectus, affiches).
-> littérature moderne (publicité,
…) prose populaire (Journaux, romans policiers).
Affichent leur Une : gros titres, photos
Idée de la rue que
l’on peut déchiffrer (reprise vers 21 : “les inscriptions des
enseignes et des murailles.
-> Des mots dans
la ville, avec une évocation plus banale des bruits, des mouvements de cette
ville.
Fréquence de passage
des employés : V18 :“Du lundi matin au samedi soir quatre fois par
jour y passent”
“gémit”
“clairon”
“cloche rageuse y
aboie”.
L’idée de modernité
est liée à l’idée de quotidienneté. Il s’intéresse aux mots écrits
dans la ville (publicité, …)
Comme si à travers
les mots il arrivait à déchiffrer la ville.
La pub, … représente
la poésie.
Décalage commerce /
poésie
Prospectus
Catalogue
Volonté de dire le
contraire de ce qui est convenu.
Poésie : liée
à la démocratisation. La prose revient à la presse (livres considérés comme
des produits de consommation.)
On est au début de
la littérature policière.
Ville où hommes et
femmes travaillent, et qui est encore rythmée par la cloche, mais aussi par les
horaires des travailleurs.
Réseau lexical des
bruits, métaphore (V 15-V16), surtout visuelle (clairon ne se rapporte pas spécialement
au bruit -> éclat du soleil) -> vision naïve et amusante de la ville.
V22 : “Les
plaques les avis à la façon des perroquets criaillent”
Allitération en [k],
mais aussi en [p] et [r], qui établissent une harmonie imitative : les
sons imitent le caquètement du perroquet.
2.2) Le monde ancien et éternel
La ville en tant que
sujet de poésie est associée au monde ancien (V1), et à l’Antiquité
grecque et Romaine.
Apollinaire se détourne
de l’inspiration classique, traditionnelle (Pléiade, XVIe, Parnasse, fin XIXe),
pour être résolument moderne.
La religion est pour
lui éternelle, au dessus de ces valeurs.
Il associe la
religion à la modernité : le christianisme apparaît dans sa pérennité
dans ce monde matérialiste. (pourtant, Apollinaire ne manifeste pas de foi
catholique spécifique.)
Apollinaire se pose
des questions sur lui-même ; il associe la religion à son enfance.
Il a honte d’entrer
dans une église, car il n’est pas réellement croyant.
2.3) Une esthétique nouvelle
V2, à la gloire de
la tour Eiffel.
La tour apparaît
comme le symbole de la modernité, et est représentée dans plusieurs tableaux
à l’époque d’Apollinaire.
(cubisme : -
Delaunay
-
Braque
-
Picasso)
Le cubisme se caractérise
par une déconstruction de l’objet représenté, fragmentation, collage ->
coupures de presse,…
“Bergère ô tour
Eiffel / le troupeau des ponts / bêle ce matin”
6 – 5 – 5
a) “Le troupeau des
ponts” : métaphore, analogie à expliciter.
Les arches des ponts,
nombreux sur la Seine, évoquent le dos des moutons.
b)
La métaphore est filée : la tour Eiffel se dresse au milieu des
ponts, les domine (reprise de “Dame de fer”, métaphore habituelle).
-> tour Eiffel
dominant le troupeau des ponts -> bergère, silhouette verticale et isolée.
De plus, la tour
Eiffel est située sur la berge, d’où coïncidence métaphore et métonymie
(sonorité). Reprise de sonorité -> métonymie de lieu.
c) Métaphore du
“troupeau des ponts” prolongée en fin de vers “bêle ce matin”.
De plus, les sirènes
des bateaux passant sous ces ponts bêlent.